en granit. Elle s’avança dans un hall sombre et s’apprêtait à grimper à l’étage où se trouvait la salle de réception de l’abbé quand une ombre bougea dans l’obscurité au pied des marches.

— Ma sœur !

Fidelma s’arrêta et scruta la silhouette familière qui s’était dressée devant elle.

— Cétach, c’est toi ?

L’adolescent, visiblement tendu, s’avança dans la lumière blafarde, le cou rentré dans les épaules.

— Il faut que je vous parle, murmura le jeune garçon aux cheveux noirs.

Fidelma était perplexe.

— Volontiers, mais remettons cela à plus tard, veux-tu ? J’ai rendez-vous avec l’abbé.

— Non, attendez ! s’écria l’enfant d’une voix implorante qui trahissait une angoisse indicible.

Il s’accrocha à la manche de la religieuse.

— Que se passe-t-il ? De quoi as-tu peur ?

— Salbach, le chef des Corco Loídge, est en compagnie de l’abbé.

— Je sais, Cétach, mais pourquoi cette inquiétude ?

— Quand vous vous entretiendrez avec lui, surtout ne parlez ni de moi ni de mon frère.

Son visage était indéchiffrable dans la pénombre.

— On dirait que Salbach te terrifie.

— C’est une histoire trop longue à raconter, je n’ai pas le temps, mais n’oubliez pas, surtout ne mentionnez jamais nos noms.

— Mais de quoi s’agit-il ?

La main du garçon se crispa sur son bras.

— Pour l’amour du ciel, ma sœur !

Sa voix était remplie d’une telle épouvante qu’elle lui caressa les cheveux pour le rassurer.

— Très bien, je te donne ma parole. Quand j’en aurai fini avec Salbach et l’abbé, tu m’expliqueras tout ce que cela signifie.

L’enfant hocha la tête et disparut comme il était venu, laissant une Fidelma figée sur place par la surprise.

Puis, poussant un profond soupir, elle entama l’ascension des marches.

L’abbé Brocc l’attendait avec impatience. Il marchait de long en large devant sa table et s’arrêta en la voyant entrer. Fidelma remarqua immédiatement l’homme devant le feu, affalé dans le fauteuil en bois sculpté réservé à l’usage de l’abbé, une jambe pendant sur un accoudoir et un grand gobelet de vin à la main. C’était un bel homme, qui avait passé la trentaine, aux cheveux noirs comme jais contrastant avec sa peau blanche et ses yeux d’un bleu glacé. Son visage aux traits réguliers respirait quelque chose de sinistre. Vêtu des étoffes les plus riches, tissées de lin et de soie, il portait une petite fortune en bijoux et arborait une épée et un poignard, les attributs du ceile, l’homme libre d’un clan du royaume. Un coup d’œil avait suffi à Fidelma pour enregistrer ces informations mais ce qui la frappa le plus, c’étaient les yeux pâles du chef, rusés, trop proches du nez, qu’il avait droit et aristocratique.

— Ah ! Fidelma ! s’exclama l’abbé, soulagé par son arrivée.

— On m’a dit que vous désiriez me voir, Brocc, dit-elle en refermant la porte derrière elle.

— Absolument. Je vous présente Salbach, le chef des Corco Loígde.

L’homme resta vautré sur son siège, continuant de boire son vin comme si elle n’existait pas, et Fidelma se rembrunit.

— Sœur Fidelma de Kildare est ma cousine, Salbach, s’empressa de faire remarquer l’abbé.

Salbach la contempla d’un air absent, le nez dans son gobelet.

— Alors comme ça vous êtes dálaigh ? lança-t-il sur un ton amusé.

— Permettez-moi de me présenter : Fidelma des Eóganachta de Cashel, sœur de Colgú, héritier présomptif de Muman, répliqua-t-elle d’une voix sèche. Et quant à mes qualifications juridiques, je suis anruth.

Ils se défièrent du regard, puis Salbach reposa tranquillement son gobelet et, avec une lenteur exagérée, se mit sur ses pieds et s’inclina avec raideur.

Si elle avait rappelé la considération que l’on devait à son rang et précisé ses titres  – celui d’anruth venait juste au-dessous de la plus haute distinction des cinq royaumes dans le domaine des compétences juridiques  –, ce n’était point par vanité, mais pour faire respecter sa condition de femme et ce qu’elle représentait. Elle n’en gardait pas moins à l’esprit ce que son mentor, le brehon Morann, lui avait souvent répété : « La considération qu’inspire la peur n’est pas authentique. Le loup est respecté mais personne ne l’aime. » D’une manière générale, Fidelma ignorait les conventions à la condition que les gens lui manifestent suffisamment de courtoisie mais, dans le cas présent, il s’agissait bel et bien d’une épreuve de force.

— Excusez-moi, Fidelma de Cashel, mais j’ignorais que vous étiez apparentée à Colgú, dit Salbach d’un ton qui démentait ses propos.

Fidelma prit un siège, affichant un visage serein.

— Je m’étonne, cependant, que ce soit à mon parent de rappeler les bonnes manières, dit-elle d’une voix douce.

L’abbé Brocc toussa d’un air embarrassé.

— Fidelma, Salbach s’est déplacé en personne en réponse au message que je lui avais envoyé.

Salbach s’affala à nouveau dans son fauteuil, son gobelet à la main, l’observant de ses yeux mi-clos qui ne clignaient jamais, comme les busards quand ils s’apprêtent à fondre sur une proie.

— Parfait, répliqua Fidelma. Plus tôt nous en aurons fini avec le crime commis à Rae na Scríne, mieux ce sera.

— Le crime ? On m’a rapporté que des paysans superstitieux, effrayés par la peste qui s’était déclarée à Rae na Scríne, s’étaient attaqués au village afin de faire fuir ses habitants dans les montagnes. Puis ils auraient mis le feu aux maisons afin que la peste ne s’étende pas. Rien que de très ordinaire. Des désordres créés par une peur somme toute assez compréhensible.

— Il s’agissait d’une attaque de sang-froid et parfaitement délibérée.

La bouche de Salbach accusa un pli mauvais.

— Si je suis venu jusqu’ici, ma sœur, c’est parce que vous avez mis en cause un de mes bó-aire, un magistrat que j’ai nommé récemment. Je suppose qu’il s’agit d’une erreur.

— Sans doute vous référez-vous au dénommé Intat ? Dans ce cas, il n’y a pas d’erreur.

— Il paraîtrait que, selon vous, Intat, à la tête de ses guerriers, aurait détruit tout un hameau ? D’après mes informations, ce sont des gens d’une localité voisine, poussés par la panique, qui ont incendié Rae na Scríne.

— Vous aurez mal entendu.

— Vous portez là de très graves accusations.

— Pour un crime très grave, déclara Fidelma, imperturbable.

— Avant d’amener cette affaire devant la justice, j’aurai besoin de preuves, s’obstina Salbach.

— Les ruines calcinées de Rae na Scríne ne vous suffisent-elles pas ?

— En quoi Intat en est-il responsable ?

— Avec Cass, un guerrier qui appartient à la garde du roi de Cashel, nous avons chevauché jusqu’à ce village tandis que s’accomplissait le forfait. Nous avons parlementé avec un homme du nom d’Intat. Il nous a chassés en menaçant de nous tuer.

Les yeux de Salbach s’agrandirent une fraction de seconde. On y lisait l’incrédulité.

— Il vous a laissés partir ? Mais s’il avait commis un tel crime, vous ne seriez pas ici pour en parler.

Fidelma se demanda pourquoi Salbach tenait absolument à protéger son bó-aire.

— Intat n’a pas vu que nous l’avions surpris. Et surtout nous sommes retournés au village après l’avoir quitté sur la route. Il ignorait qu’il y avait des survivants qui porteront témoignage sur ce qui s’est passé.

Salbach n’avait-il pas dégluti un peu trop vite ? Une ombre n’était-elle pas passée sur son visage ?

— Il y avait des survivants ?

— Oui, intervint l’abbé Brocc. Une demi-douzaine de personnes. Des enfants...

— Ils ne peuvent pas témoigner devant un tribunal avant l’âge du choix, dit Salbach avec un empressement suspect.

— Un adulte les accompagnait, répliqua Fidelma d’une voix douce. Et si nécessaire, Cass et moi-même témoignerons que nous avons vu Intat et ses hommes brandissant des épées et des torches tout en menaçant nos vies.

— Comment avez-vous pu identifier Intat ? interrogea Salbach d’un air renfrogné.

— Il a été reconnu par sœur Eisten.

— Ah, voilà la survivante dont vous parliez.

Son visage était un masque, et Fidelma aurait donné cher pour connaître les pensées qui se bousculaient en ce moment dans sa tête.

— Je suis abasourdi, soupira brusquement Salbach en reposant son gobelet vide, comme s’il était finalement convaincu par ses arguments. Je n’aurais jamais cru Intat capable d’une telle barbarie. Cela m’attriste. Sœur Eisten et les enfants logent ici, à Ros Ailithir ?

Brocc répondit avant que Fidelma ait eu le temps d’intervenir.

— Oui. Nous allons sans doute les envoyer à l’orphelinat que dirige Molua.

— J’aimerais bien les rencontrer, avança Salbach.

— Pour cela, il faudra attendre quelques jours, intervint Fidelma avec un regard appuyé à Brocc. L’abbé a ordonné qu’ils soient placés en quarantaine en attendant de savoir s’ils ont attrapé la peste jaune.

— Mais... commença Brocc, qui se ravisa et se tut.

— Je reviendrai interroger sœur Eisten et les enfants quand ils seront pleinement rétablis, dit Salbach. Vu les graves accusations portées contre un de mes magistrats, je me suis empressé de venir vous trouver. Maintenant, je vais contacter Intat et voir ce qu’il a à dire pour sa défense. S’il est coupable, il répondra de son forfait devant mon brehon. Vous pouvez en être assurée, sœur Fidelma.

— Cashel n’en attend pas moins de vous, répliqua Fidelma avec solennité.

Salbach la fixa un instant, cherchant le sens caché de cette dernière réplique, tandis que Fidelma lui rendait son regard sans ciller.

— Ici, nous sommes un peuple fier, sœur Fidelma, reprit Salbach d’une voix pleine de sous-entendus. Les Corco Loígde descendent de la famille de Míl Easpain, qui a mené les ancêtres des Gaëls jusqu’à cette terre, à l’origine des temps. Remettre en cause l’honneur de l’un d’entre nous, c’est jeter une ombre sur celui de tous. Et si l’un de nous trahit, il nous trompe tous, et il est aussitôt châtié.

Il hésita un instant, comme s’il allait ajouter quelque chose, puis se ravisa.

— Bien, mon père, je vais vous quitter...

— Je pense que vous pourriez nous aider sur un autre chapitre, l’interrompit Fidelma.

La stupéfaction se peignit sur les traits de Salbach. Comment osait-elle le retenir alors qu’il avait décidé que l’entretien était clos ?

— Excusez-moi, mais je suis pressé...

— Cela concerne le vénérable Dacán et je suis mandatée par le roi de Cashel pour enquêter sur son assassinat, insista Fidelma.

Salbach domina sa colère et haussa les épaules d’un air d’indifférence.

— L’affaire est sérieuse, je vous le concède, mais je ne sais rien sur la mort de ce vieillard. En quoi puis-je vous aider ?

— Vous le connaissiez ?

— Il jouissait d’une grande réputation.

— Mais vous l’avez déjà rencontré, si je ne me trompe ?

L’instinct l’avait poussée à poser cette question et elle comprit qu’elle avait touché juste, car le sang était monté au visage de Salbach.

— Quelques fois, admit-il.

— Ici, à Ros Ailithir ?

Fidelma dissimula sa surprise quand il secoua la tête.

— Non, à Cealla, une des résidences des chefs d’Osraige.

— Cela se passait quand ?

— Il y a un an.

— Et que faisiez-vous à Osraige ?

— Je rendais visite au roi de ce pays, mon cousin Scandlán, répliqua-t-il avec morgue.

Fidelma se rappela que son frère, Colgú, lui avait dit que les rois d’Osraige étaient apparentés aux chefs des Corco Loígde.

— Et vous n’avez pas rendu visite au vénérable Dacán quand il est venu à Ros Ailithir ?

— Non.

Fidelma mit aussitôt sa parole en doute, mais il lui opposait son regard de busard et elle n’était guère en mesure de s’aventurer plus avant. Elle n’aimait pas du tout ce Salbach, et rougit en se rappelant le sermon qu’elle avait adressé à sœur Necht, affirmant que ce chef de clan saurait mettre bon ordre aux exactions d’Intat. Mais dans ses yeux bleu pâle d’oiseau de proie luisait quelque chose de dur et de mauvais.

— Mais vous avez dansrencontré Assíd de Laigin ?

Elle avait posé la question sans réfléchir.

Les coins de la bouche de Salbach s’abaissèrent et une lueur dangereuse s’alluma dans son regard.

— Oui, admit-il à contrecœur. Il est venu à ma forteresse de Cuan Dóir pour y faire du commerce.

— Il voyage le long des côtes pour ses affaires ?

— Oui, il nous a apporté du vin gaulois qui venait d’être débarqué à Laigin et nous l’avons échangé contre du cuivre de nos mines.

— Donc vous connaissez Assíd depuis longtemps... en tant que marchand, j’entends.

Salbach nia.

— J’ai dit que je l’avais rencontré, point final. Il a fait du commerce dans la région cet été et l’été précédent. En quoi cela vous concerne-t-il ?

— Cela fait partie de mon travail, chef des Corco Loígde, répliqua-t-elle avec un grand sourire.

— Suis-je libre de partir ? demanda-t-il d’un ton ironique et condescendant.

— Mais certainement. Et n’oubliez pas que nous attendons des nouvelles d’Intat.

— Je ne manquerai pas de vous informer de l’évolution de cette affaire, répliqua Salbach d’un ton sec.

Il s’inclina devant elle avec ostentation, salua l’abbé d’un mouvement de tête et quitta la pièce.

L’abbé Brocc semblait anxieux.

— Perdre la face n’est pas dans les habitudes de Salbach, cousine. J’ai eu l’impression d’assister à un combat de coqs.

— Dommage pour lui qu’il se soit mis dans une position qui rendait la confrontation inévitable, répliqua Fidelma. Tout son comportement est teinté d’arrogance et de mépris.

Les cloches de l’angélus de midi sonnèrent et Fidelma se sentit obligée de s’agenouiller aux côtés de l’abbé pour la prière.

Ses dévotions terminées, Brocc se releva et la contempla sans mot dire pendant quelques secondes.

— J’ai une autre nouvelle pour vous, commença-t-il d’une voix hésitante. Je n’en ai pas parlé devant Salbach car vous deviez être avertie avant lui.

Le visage de Brocc était devenu étrangement solennel.

— Juste avant l’arrivée de Salbach, j’ai reçu ici un messager de Cashel. Le roi, Cathal mac Cathail, est mort il y a trois jours. Votre frère Colgú est maintenant roi de Muman.

Fidelma demeura impassible. À la mention du messager de Cashel, elle avait tout de suite compris.

Elle se releva à son tour et fit une génuflexion.

— Sic transit gloria mundi. Que notre cousin repose en paix. Et puisse Dieu accorder à Colgú la force nécessaire pour les dures épreuves qui l’attendent.

— Ce soir, nous dirons une messe pour le repos de Cathal, Fidelma. Bientôt, la cloche sonnera le repas de midi. Je vous offre une tasse de vin avant que nous nous rendions au réfectoire ?

Fidelma secoua la tête et il parut déçu.

— Désolée, cousin, j’ai une ou deux choses à régler avant le déjeuner. Mais il y a une question que j’aimerais vous poser. Frère Conghus m’a dit que, la semaine précédant le meurtre, vous lui aviez demandé d’accorder une attention particulière à Dacán. Pourquoi donc ?

— Aucun mystère à cela, répondit aussitôt l’abbé. Le vénérable Dacán n’était pas très apprécié. En réalité, on m’avait rapporté qu’il avait choqué plusieurs de nos écoliers par ses propos, et j’avais donc pris la précaution de demander à frère Conghus de veiller à ce qu’il ne soit pas mis en difficulté à cause de... comment dire... sa regrettable personnalité.

— Merci, Brocc. Nous nous verrons au repas de midi.

Fidelma quitta les appartements de son cousin et ses pensées revinrent aussitôt au jeune Cétach. Pourquoi tenait-il tellement à ce que l’on taise sa présence et celle de son frère Cosrach à Salbach ?

Mais cela ne concernait pas le meurtre de Dacán, le temps était compté, et bientôt elle devrait plaider la cause de Muman devant l’assemblée du haut roi, à Tara.

Elle se rendit à l’hôtellerie pour s’entretenir avec Cétach et sœur Eisten mais ils n’étaient pas dans leurs chambres. Elle rencontra cependant l’une des deux sœurs aux cheveux cuivrés, Cera. L’enfant jouait avec une poupée de chiffons et refusa de répondre aux questions de Fidelma.

Après avoir vainement tenté de convaincre l’enfant de lui parler, Fidelma se rendit à l’étage où elle visita les cellules mais sans résultat. Alors qu’elle redescendait l’escalier, elle entendit un bruit de conversation dans l’offïcium de frère Rumann et elle se hâta d’aller frapper à sa porte. Là, elle le trouva en compagnie de Cass. Ils disputaient une partie de « corbeau noir », le brandubh, un jeu très populaire qui se jouait sur un échiquier. Rumann était apparemment un joueur expérimenté car il venait de prendre deux des pièces représentant des rois de province, laissant Cass avec seulement son haut roi et deux autres rois de province pour se défendre, tandis que les huit pièces attaquantes de Rumann n’avaient pas encore été délogées. Cass essayait vainement, pour se protéger, de gagner le bord de l’échiquier divisé en quarante-neuf carrés (sept d’un côté et sept de l’autre). Fidelma assista à l’offensive de Rumann qui plaça habilement ses pièces pour faire opposition au haut roi qui n’avait plus de carré où battre en retraite. Cass s’inclina de mauvaise grâce devant le frère à l’imposant tour de taille.

Quand l’hôtelier leva les yeux sur Fidelma, il souriait de toutes ses dents.

— Connaissez-vous ce jeu, ma sœur ?

Fidelma répondit par un bref hochement de tête. Tous les enfants de rois ou de chefs apprenaient à maîtriser le brandubh ainsi que d’autres jeux de société utilisant un damier. Cela faisait partie de leur éducation. Le « corbeau noir » prenait une signification particulière puisqu’il mettait en scène le haut roi de Tara défendu par les quatre rois des provinces d’Ulaidh, Laigin, Muman et Connacht. Les huit pièces attaquantes étaient contrôlées par les quatre rois provinciaux, ce qui permettait aux pièces du centre de résister ou, si elles étaient menacées, de s’échapper vers le bord de l’échiquier, bien que le joueur ne se résolve à leur fuite qu’en dernier recours, quand il n’avait plus d’autre option.

— J’espère que nous aurons l’occasion de nous affronter, dit Rumann d’un air réjoui.

— Moi aussi, répondit poliment Fidelma, mais pour l’instant, je n’ai pas le temps.

Elle adressa un regard appuyé à Cass qui la suivit dans le corridor où elle lui annonça la nouvelle de la mort de Cathal. Ce n’était pas une surprise pour Cass, lui aussi s’y attendait depuis qu’ils avaient quitté Cashel.

— Votre frère hérite d’une lourde charge, observa Cass. Mais en ce qui nous concerne, je suppose que cela ne change pas grand-chose.

— Non. Mais le succès de notre tâche n’en est que plus pressant.

Puis Fidelma lui demanda s’il avait croisé Cétach ou Cosrach.

Cass secoua la tête.

— Comme si je n’avais pas assez de problèmes comme ça, s’énerva Fidelma. D’abord le mystère de la mort de Dacán et maintenant une énigme supplémentaire avec ces enfants.

Devant la perplexité de Cass, elle entreprit de lui conter sa rencontre avec Cétach et son entrevue plutôt désagréable avec Salbach.

— J’avais déjà entendu dire que Salbach était prétentieux, arrogant et coléreux, confessa Cass. J’aurais dû vous mettre en garde.

— Mieux valait que je me fasse une opinion par moi-même.

— D’après votre récit, il semblerait qu’il cherche à protéger Intat.

— Peut-être attend-il des preuves. Après tout, il vient de nommer Intat magistrat et cela le place dans une position difficile.

Ils furent interrompus par le tintement de la cloche pour le repas de midi.

— Laissons là ces intrigues pour l’instant, proposa Cass. Et allons retrouver les enfants qui iront sûrement au réfectoire. Je n’ai jamais connu un enfant qui refusait de manger. Et s’ils sont absents, je fouillerai l’abbaye cet après-midi.

— Voilà une excellente suggestion, Cass. Il faut que j’interroge la bibliothécaire et le professeur principal, responsable de l’enseignement à l’abbaye, sur le rôle du vénérable Dacán à Ros Ailithir.

Quand ils pénétrèrent dans le réfectoire, Fidelma jeta un coup d’œil circulaire mais Cétach et Cosrach n’étaient pas là. Pas plus que sœur Eisten. Après le déjeuner, Cass se lança aussitôt à leur recherche.

Alors que Fidelma sortait du réfectoire, elle entendit quelques étudiants qui hélaient un homme âgé de haute taille par son nom. Elle s’arrêta et observa attentivement frère Ségán, le fer-leginn du collège. Au premier abord, cet homme famélique semblait triste et ombrageux, mais il accueillit les salutations des écoliers avec un plaisir évident et entama avec eux une discussion animée, ponctuée d’éclats de rire.

Fidelma attendit que le petit groupe se sépare avant de l’aborder.

— Ah, vous êtes Fidelma de Kildare ? s’exclama frère Ségán avec un grand sourire.

Il lui tendit une main qu’elle serra dans la sienne.

— L’abbé Brocc m’avait prévenu de votre arrivée. Votre jugement en matière de droit criminel vous vaut une réputation enviable.

— Justement, j’aurais aimé vous entretenir du vénérable Dacán.

— Je m’en doutais un peu, figurez-vous. Venez avec moi.

Elle suivit le professeur dégingandé qui passa sous une arche et la mena jusqu’au lúbgort, de lúb, herbes aromatiques, et gort, lopin de terre cultivé entouré de clôtures. Même en cette saison tardive, la terre dégageait des senteurs délicieuses. Elle aimait les jardins clos, surtout ceux où l’on cultivait les simples, car elle s’y sentait en paix. Ils étaient seuls et frère Ségán la mena à un banc de pierre dans un petit arboretum. De l’autre côté de l’arboretum coulait une source, protégée par un petit mur de pierre rond tandis qu’à une poutre en bois supportée par des piliers venait s’accrocher une corde où l’on pouvait suspendre un seau.

— Voici la source miraculeuse de Fachtna, expliqua Ségán qui avait suivi le regard de Fidelma. C’est la source à l’origine de la communauté et la raison qui poussa le saint à choisir ce site. Aujourd’hui, nous disposons d’autres puits mais, pour nous, cette eau sacrée est celle de Fachtna.

Il croisa les jambes.

— Et maintenant, dit-il d’un ton brusque, posez-moi vos questions.

— Connaissiez-vous Dacán avant qu’il arrive à Ros Ailithir ? demanda-t-elle aussitôt.

Ségán secoua la tête.

— Seulement de réputation. C’était un érudit, un ollamh également staruidhe. Mais je ne l’avais jamais rencontré personnellement.

— Donc il enseignait l’histoire ?

Avant d’arriver à l’abbaye, Fidelma n’avait été informée que de ses compétences en théologie.

— Absolument, il s’agissait de son sujet de prédilection, confirma Ségán.

— Pour quelles raisons Dacán est-il venu à Ros Ailithir ?

Le professeur principal sourit.

— Mais nous jouissons d’une excellente réputation, ma sœur. Parmi nos nombreux étudiants et en plus des Bretons d’Angleterre et des natifs des cinq royaumes d’Éireann, nous comptons des Saxons et des Francs.

— Cela m’étonnerait que ce soit la renommée de Ros Ailithir qui ait motivé Dacán, fît observer Fidelma. Je crois qu’il a été attiré ici pour des raisons bien spécifiques.

Ségán réfléchit un instant.

— Vous avez peut-être raison, admit-il. Excusez ma vanité, j’avoue que cela m’aurait flatté qu’il se soit déplacé pour notre seule notoriété. Mais plus probablement désirait-il consulter les trésors de notre bibliothèque et il s’intéressait assez peu à nos études. En quoi consistaient ses recherches ? Je l’ignore. Pour cela, il vous faudra consulter notre bibliothécaire, sœur Grella.

— Vous appréciiez Dacán ?

Ségán prit son temps pour répondre.

— Je ne pense pas que ce soit le terme qui convient.

Il inclina un peu la tête et se mit à rire en silence.

— Il ne me déplaisait pas et, sur un plan intellectuel, nous nous entendions plutôt bien.

Fidelma pinça les lèvres.

— Voilà qui est inhabituel, lança-t-elle.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que tous ceux que j’ai interrogés m’ont affirmé que Dacán était unanimement honni. Et je me demande si cela peut être un motif de meurtre. J’ai cru comprendre qu’il était austère, froid, ascétique et peu aimable.

Ségán riait maintenant à gorge déployée et sa gaieté était communicative.

— Ces qualificatifs sont fort insuffisants pour condamner un homme aux flammes de l’enfer. Si on se débarrassait de tous ceux qui nous déplaisent, la terre serait vite dépeuplée. Certes, Dacán n’avait rien d’un joyeux drille, il n’était pas vraiment réputé pour son sens de l’humour mais je le respectais en tant qu’érudit. Il ne m’inspirait pas de tendresse particulière mais de l’estime, certainement. Voilà qui résume mon attitude à son égard.

— En même temps qu’il étudiait, je crois qu’il enseignait l’histoire ?

— Oui, il s’intéressait à la période qui retrace l’arrivée de notre ancêtre Míl Easpain en Éireann, accompagné des enfants de Gaël et de son frère Amergin, celui qui promit à la déesse Éire que cette terre serait rebaptisée d’après son nom.

Fidelma s’arma de patience.

— Tout cela me semble parfaitement inoffensif, commenta-t-elle.

Nouveaux éclats de rire de Ségán.

— Franchement, ma sœur, vous ne vous imaginiez tout de même pas que Dacán ait pu être assassiné parce que quelqu’un n’appréciait pas sa personnalité ou son interprétation d’un chapitre de l’histoire ?

— Cela s’est déjà vu, répliqua Fidelma avec solennité. Les lettrés, quand ils s’affrontent, sont parfois pires que des bêtes sauvages.

Ségán hocha la tête.

— Je vous accorde que la barbarie fait aussi partie de notre lot, ma sœur. Certains historiens sont d’autant plus prisonniers de l’histoire qu’ils la retiennent prisonnière en eux-mêmes. Dacán se définissait avant tout comme un homme de son peuple...

— Que voulez-vous dire ? intervint Fidelma avec vivacité.

— Eh bien, il se montrait très fier de Laigin. Je me souviens qu’un jour lui et notre médecin-chef, frère Midach...

Il s’interrompit brusquement, l’air gêné.

— Poursuivez, l’adjura Fidelma. Pour composer la toile de fond sur laquelle se détache le crime, chaque détail est essentiel.

— Je ne voudrais pas faire une montagne d’une anecdote sans importance.

— La vérité est toujours bonne à dire, professeur. Et donc Dacán et frère Midach...

— ... se sont un jour disputés et ils en sont presque venus aux mains.

Fidelma écarquilla les yeux. Enfin un élément positif.

— Et sur quoi portait leur querelle ?

— Selon son habitude, Dacán chantait les louanges de Laigin et, apparemment, Midach a traité les habitants de Laigin d’étrangers, de Gaulois débarqués dans la province alors appelée Galles, des mercenaires venus aider le banni Labraid Loinseach à s’emparer du trône de son oncle Cobhthach. Midach affirmait que ces Gaulois étaient armés d’épées d’acier bleuté appelées laigin, et une fois Labraid installé sur le trône du pays de Galles, le royaume prit le nom des épées qui avaient valu sa victoire au nouveau souverain.

— J’ai déjà entendu cette version, dit Fidelma. Mais je croyais que Midach était originaire de Laigin ?

— Midach ? Mais qui vous a raconté cela ? Midach, né à la frontière de Laigin, méprise ce pays. Peut-être cela explique-t-il ses préjugés. Oui, je me souviens maintenant qu’il est natif d’Osraige.

— Osraige ?

Dans quelque direction qu’elle se tourne, Osraige et Laigin revenaient la hanter, comme s’ils faisaient corps avec le mystère qu’elle était chargée de résoudre.

— Mais pourquoi ne pas lui poser la question vous-même ? dit le professeur principal.

— Donc Midach a insulté Laigin devant Dacán, poursuivit Fidelma sans répondre à la question. Comment Dacán a-t-il réagi ?

— Il a traité Midach d’abruti ignorant et de coquin. Il a clamé que le royaume de Laigin était plus vieux que celui de Muman et qu’il tenait son nom d’un Mède, le descendant de Magog et Japhet, arrivé de Scythie avec trente-deux navires. Il jurait ses grands dieux que Liath, fils de Laigin, était le héros qui avait fondé le royaume.

— Comment expliquez-vous qu’une discussion aussi anodine ait pu ainsi dégénérer ?

— Chacun exposait son point de vue avec une extrême volubilité et refusait de céder, et la controverse tourna aux injures personnelles. Frère Rumann dut intervenir. Il les persuada de regagner leurs cellules et leur fit jurer de ne plus aborder ce sujet.

Fidelma se mordit la lèvre d’un air pensif.

— Et vous-même, vous êtes-vous querellé avec Dacán ?

Ségán secoua la tête.

— Non, je respectais cet homme et je l’ai laissé conduire ses cours comme il l’entendait. Je pense que la plupart de ses écoliers appréciaient son érudition, bien qu’il y ait eu des rumeurs de désaccords avec certains d’entre eux. Ce sont ces antagonismes qui ont poussé l’abbé Brocc à prendre le problème au sérieux. Il avait même demandé à frère Conghus de veiller à ce que Dacán ne provoque pas de dissensions trop violentes.

Fidelma se leva à regret.

— Vous m’avez beaucoup aidée, professeur.

Frère Ségán lui adressa un large sourire.

— Ma contribution se résume pourtant à bien peu de chose. Si vous avez encore besoin de moi, on vous indiquera où se trouvent mes appartements au collège.

Fidelma prit la direction de l’hôtellerie et, en traversant la cour pavée, elle tomba sur Cass. Le guerrier avait les traits tirés.

— J’ai cherché partout sœur Eisten et les deux garçons, annonça-t-il d’un air inquiet. Personne ne les a vus. Soit ils nous fuient pour d’obscures raisons, soit ils ont quitté l’enceinte de cette abbaye.

Les cinq royaumes
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